C’est un chiffre historique. Et pourtant, il n’a fait l’objet d’aucune réaction officielle, d’aucun débat national, d’aucun plan d’urgence. En 2023, 9,8 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en France métropolitaine, soit 15,4 % de la population. Un niveau jamais atteint depuis 1996, selon l’INSEE.
La pauvreté a bondi en un an comme rarement dans l’histoire sociale récente, avec 650 000 personnes supplémentaires tombées sous le seuil de 1 288 euros par mois. Pendant que les revenus des plus riches flambent, les plus précaires sombrent dans un silence politique assourdissant.
Une montée brutale et sans précédent depuis près de 30 ans
Dans un rapport publié en juillet 2025, l’INSEE livre un constat sans appel : le taux de pauvreté atteint 15,4 % en 2023, contre 14,4 % l’année précédente. La barre symbolique des 9,8 millions de personnes pauvres est franchie, pour la première fois depuis le début des séries statistiques en 1996.
Le taux de pauvreté augmente fortement (15,4 % après 14,4 % en 2022, soit +0,9 point du fait des arrondis) et atteint son niveau le plus élevé depuis 1996 ».
(INSEE, IP 2063, p.1)
L’écart avec 2022 est d’autant plus spectaculaire qu’il survient hors période de confinement ou de choc exceptionnel. Le rapport chiffre la progression : +650 000 personnes pauvres en un an. Soit plus que la population de Lyon ou de Bordeaux.
Une évolution qui ne peut plus être considérée comme conjoncturelle. D’autant que l’intensité de la pauvreté, c’est-à-dire à quel point les revenus des pauvres sont éloignés du seuil, reste forte : 1 041 euros mensuels, soit 19,2 % de moins que le seuil de pauvreté.
Fin des aides Covid et explosion des inégalités
Officiellement, l’INSEE attribue cette hausse à plusieurs facteurs. Le plus décisif ? La non-reconduction des aides exceptionnelles déployées durant la crise sanitaire.
La non-reconduction de mesures exceptionnelles de soutien au pouvoir d’achat mises en œuvre en 2022 (notamment indemnité inflation et “prime exceptionnelle de rentrée”) a pesé sur le niveau de vie des plus modestes ».
Le rapport estime que l’arrêt de ces deux mesures à lui seul explique 0,3 point d’augmentation du taux de pauvreté.
L’impact de l’arrêt de l’indemnité inflation est estimé à 0,1 point et celui de la prime exceptionnelle de rentrée à 0,2 point ».
Mais ces mesures étaient temporaires. Leur efficacité ne tenait qu’à leur reconduction. Une fois retirées, le socle de la protection sociale s’est révélé trop faible pour amortir la hausse des prix et la stagnation des revenus.
Autre facteur majeur : la baisse du niveau de vie des plus modestes, notamment chez les indépendants, les jeunes et les familles monoparentales. Le premier décile de revenu (les 10 % les plus pauvres) recule de -1 % en euros constants. Et ce n’est pas la conjoncture économique générale, jugée « favorable à l’emploi » par l’INSEE, qui suffit à inverser la tendance.
Les visages de la pauvreté 2023
L’INSEE livre une cartographie sociale très claire des groupes les plus affectés. Ce ne sont pas des profils périphériques, ce sont les piliers invisibles du pays.
Familles monoparentales : plus d’un tiers sous le seuil
Le chiffre est glaçant : 34,3 % des familles monoparentales vivent sous le seuil de pauvreté. Une hausse de 2,9 points par rapport à l’année précédente.
Lorsque la personne de référence a moins de 65 ans, plus d’une famille monoparentale sur trois vit sous le seuil de pauvreté (34,3 %) ».
Les revalorisations d’allocations n’ont pas compensé l’arrêt des aides exceptionnelles. Et une moitié de ces familles perçoit des allocations logement… revalorisées en deçà de l’inflation.
Enfants : 1 sur 5 sous le seuil
Par ricochet, la pauvreté des enfants progresse. En 2023, 21,9 % des moins de 18 ans vivent dans la pauvreté, soit une hausse de 1,5 point.
Chômeurs : le revenu minimum toujours plus bas
Le taux de pauvreté des chômeurs atteint 36,1 %, en hausse de 0,8 point. Une évolution directement liée à la réforme de l’assurance chômage, entrée en vigueur en février 2023, qui réduit la durée d’indemnisation de 25 %.
En 2023, la part des personnes seules parmi les chômeurs a augmenté, et cette catégorie […] est particulièrement exposée à la pauvreté ».
Indépendants : 1 sur 5 dans la pauvreté
Avec un taux de 19,2 %, les indépendants sont durablement précarisés. Le rapport souligne la progression des micro-entrepreneurs, dont les revenus sont « en moyenne six fois inférieurs à ceux des indépendants classiques ».
Pendant ce temps-là : les riches s’enrichissent
Le même rapport décrit une évolution radicalement opposée pour les 10 % les plus aisés. Leur niveau de vie progresse de 2,1 % en euros constants. Grâce à quoi ? La réponse est claire : hausse des revenus financiers, rendement des livrets, revenus du patrimoine, et dernière étape de la suppression de la taxe d’habitation.
En 2023, le niveau de vie des ménages les plus aisés augmente nettement […]. La majeure partie de cette hausse est due à l’augmentation des revenus financiers ».
Les inégalités explosent : les 20 % les plus riches perçoivent 38,5 % de l’ensemble des revenus, soit 4,5 fois plus que les 20 % les plus pauvres. C’est un record depuis 1996.
Ce rapport […] atteint en 2023 son maximum depuis 1996 ».
L’indice de Gini, qui mesure le degré d’inégalité des revenus d’un pays, remonte à 0,297. Là aussi, un des niveaux les plus élevés depuis trente ans.
Une absence politique révélatrice
Malgré ce tableau accablant, aucune réaction publique d’ampleur n’a été formulée. Aucun plan pauvreté annoncé. Aucun débat parlementaire sur les inégalités. Et encore moins de réforme fiscale d’ampleur visant à corriger la redistribution.
Le contraste est saisissant : alors que les dispositifs de soutien aux plus précaires sont retirés, les exonérations fiscales pour les plus aisés (flat tax, suppression de l’ISF, fin de la taxe d’habitation) continuent de produire leurs effets.
L’invisibilisation médiatique de cette bascule sociale majeure est en elle-même un fait politique. Le chiffre de 15,4 % est mentionné dans la presse économique. Mais il ne suscite ni débat, ni urgence. Comme si la pauvreté avait cessé d’être un problème collectif.
« Le retour à la normale » ou la normalisation de l’exclusion
L’INSEE évoque dans plusieurs passages un « retour à la normale » post-Covid. Ce vocabulaire, technocratique, masque une réalité brutale : le système de redistribution actuel ne suffit plus à protéger les classes populaires dès lors que les rustines temporaires sautent.
En l’absence de nouvelles mesures fiscales ou sociales concernant les ménages situés au milieu de la distribution […] la hausse [du niveau de vie médian] s’explique par les revalorisations successives du salaire minimum et les revenus financiers ».
Le problème n’est pas conjoncturel. Il est structurel. Et l’inaction politique face à cette montée de la pauvreté ressemble à une stratégie de contournement : on ne répond pas à la pauvreté, on l’efface du paysage.
Une fracture que l’Etat ne veut pas voir
En 2019, Emmanuel Macron a décidé de supprimer l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes). Quatre ans plus tard, la pauvreté n’a pas seulement augmenté, elle a changé de statut. De simple indicateur économique suivi à distance, elle est devenue angle mort de la parole publique, matière muette dans les médias, réalité vécue dans l’indifférence.
Ce n’est pas une crise conjoncturelle. C’est un basculement structurel, révélateur d’un pays où l’on a décidé que la redistribution pouvait être résiduelle, conditionnelle, temporaire. Un pays où l’on peut, dans le même mouvement, retirer les aides aux familles monoparentales, baisser les droits des chômeurs, ne pas revaloriser les allocations logement, et laisser prospérer les revenus du capital.
