Ils sont 9,8 millions. Derrière ce chiffre, il y a des femmes seules avec enfants, des jeunes qui dorment en chambre d’hôtel social ou à la rue, des livreurs auto-entrepreneurs aux revenus incertains, des chômeurs privés de droits, des enfants qui sautent un repas faute de moyens.
Le rapport annuel de l’INSEE sur le niveau de vie, publié en juillet 2025, dresse une radiographie sans fard : 15,4 % des Français vivent sous le seuil de pauvreté. Mais au-delà du simple pourcentage, ce sont les contours d’une société à plusieurs vitesses qui apparaissent, un système où certains restent durablement en marge.
Ce sont les visages de la pauvreté en 2023. Pas ceux mis en lumière lors des grandes campagnes de solidarité de fin d’année. Non, ceux que la machine économique laisse chaque année un peu plus dans l’ombre.
Familles monoparentales : la pauvreté comme réalité quotidienne
Dans une France où le revenu médian par adulte s’établit à 2 150 euros par mois, les familles monoparentales vivent souvent en deçà de cette moyenne. Aujourd’hui, plus d’une sur trois (34,3 %) est sous le seuil de pauvreté — une hausse de près de 3 points en un an.
Lorsque la personne de référence a moins de 65 ans, plus d’une famille monoparentale sur trois vit sous le seuil de pauvreté (34,3 %) ».
INSEE
Fin 2022, une revalorisation de 50 % de l’allocation de soutien familial avait pourtant été mise en place. Mais le retrait des aides exceptionnelles liées à la crise, comme la prime inflation ou la prime de rentrée, a précipité la chute du niveau de vie de ces ménages.
Près de la moitié d’entre eux bénéficient d’aides au logement, mais celles-ci « ont été revalorisées en deçà de l’inflation », souligne l’INSEE. En clair : un reste à vivre qui fond face à une inflation galopante, avec pour conséquence un isolement économique qui devient la norme.
Je dois choisir entre payer le loyer ou remplir le frigo. Parfois, je saute des repas pour eux, parce que je préfère qu’ils mangent à leur faim. »
Amélie, 34 ans, Saint-Denis
Enfants : un cinquième sous le seuil de pauvreté
Être enfant en France en 2023 signifie avoir une probabilité plus élevée que celle d’un adulte de connaître la pauvreté, pas seulement temporairement, mais de manière durable. Le logement, l’alimentation, les loisirs ou encore les fournitures scolaires deviennent autant de barrières à l’intégration sociale dès le plus jeune âge.
21,9 % des moins de 18 ans vivent sous le seuil de pauvreté, un chiffre en hausse de 1,5 point en un an, nettement supérieur à la moyenne nationale.
Ce constat balaie le mythe d’un pays qui protégerait naturellement ses enfants. Face à ce chiffre, l’État n’a pas jugé utile de commenter.
Ma fille ne peut pas participer aux sorties scolaires. Parfois, elle revient triste parce qu’elle n’a pas les moyens. Ce n’est pas qu’une question d’argent, c’est aussi le regard des autres. »
Fatoumata, 28 ans, mère célibataire, Trappes
Chômeurs : les premiers à tomber, les derniers à relever
Les chômeurs restent la catégorie la plus exposée : 36,1 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, juste derrière les « autres inactifs », étudiants, jeunes en rupture, invisibles des filets sociaux. Cette part a encore augmenté de 0,8 point en un an.
Cette aggravation est liée à la réforme de l’assurance chômage entrée en vigueur en février 2023, qui a réduit de 25 % la durée d’indemnisation pour les nouveaux entrants.
Cette catégorie de personnes est particulièrement exposée à la pauvreté »
INSEE
La part croissante des chômeurs vivant seuls, profils particulièrement vulnérables, renforce cette tendance.
Mais au-delà de la réforme, c’est surtout l’absence de réponses qui creuse la précarité. Celle-ci n’est pas une fatalité économique, mais bien le résultat de choix politiques ou de leur manque.
Je cherche du travail depuis plus d’un an. Mes allocations ont été réduites, je ne sais plus comment faire. Parfois, je dors chez des amis, parfois dans un hôtel social. Je me sens invisible. »
Karim, 42 ans, Paris 20ème
Indépendants : l’auto-entrepreneuriat, un piège à faibles revenus
Présenté comme une solution face à la crise de l’emploi, le statut d’auto-entrepreneur est devenu, pour beaucoup, une porte vers la pauvreté.
En 2023, près d’un indépendant sur cinq (19,2 %) vit sous le seuil de pauvreté, selon l’INSEE. Plus inquiétant : les micro-entrepreneurs, un nombre croissant, gagnent en moyenne six fois moins que les travailleurs indépendants classiques.
La part des micro-entrepreneurs, dont les revenus sont en moyenne six fois moins élevés que ceux des indépendants classiques, croît au sein des non-salariés ».
INSEE
Ce sont les livreurs à vélo, les prestataires à la tâche, les coiffeuses à domicile, les graphistes précaires. Ces travailleurs sans patron, mais aussi sans congés payés, sans mutuelle ni sécurité. Souvent invisibles des politiques publiques, ils se multiplient dans les zones rurales comme dans les quartiers populaires.
Je travaille tous les jours comme livreur, mais mes revenus varient énormément. Les jours de pluie, c’est parfois zéro euros. J’ai du mal à payer le loyer et les factures. Ce statut n’est pas une solution, c’est un piège. »
Amel, 29 ans, Vitry
Personnes seules : la pauvreté à visage découvert
Être seul, c’est affronter seul la flambée des prix, les loyers élevés, les factures qui s’accumulent. En 2023, 20,3 % des adultes isolés vivent sous le seuil de pauvreté, contre seulement 8,8 % des couples avec enfants.
L’INSEE ne parle pas ici de solitude sociale, mais de structure familiale. Pourtant, cette configuration a un impact majeur sur la précarité économique. La pauvreté des personnes seules, traversant toutes les classes d’âge et catégories socioprofessionnelles, reste pourtant un angle mort des politiques publiques.
Aujourd’hui, je me prive sur tout, même sur la santé. J’ai peur de finir à la rue un jour. »
Hélène, 55 ans, retraitée, Rosny-sous-Bois
Une pauvreté enracinée, toujours trop souvent niée
Ces visages partagent un trait commun : ils sont les oubliés d’un système qui s’effrite à bas bruit. Les aides existent, mais ne compensent plus la dégradation du pouvoir d’achat.
Les réformes se succèdent, mais elles profitent essentiellement aux plus aisés. Les politiques visent l’emploi, mais la pauvreté s’ancre dans les interstices, entre travail, chômage, parentalité, logement.
Derrière ce taux de 15,4 % de pauvres, il y a des histoires humaines, des rapports de force, des fractures sociales profondes. La pauvreté n’est pas une anomalie passagère. C’est une réalité durable, qui touche les piliers mêmes de la société française, loin des marges.